Reflexions sur les cartographies de risques publiées en 2022
- X
- 12 avr. 2022
- 9 min de lecture
Divers organismes publient « leur » cartographie annuelle des risques : le CRO Forum (Risk Radar), le Forum de Davos, la Fédération des Assureurs, la Fédération des Réassureurs (APREF), les Assureurs Axa et Allianz. Ces cartographies sont des études des risques spécifiques à des professions. C’est ainsi que France-Assureurs souligne la perspective d’un « risque règlementaire croissant » (IFRS17 et Solvency II notamment) qui pèse sur les seuls assureurs. Le Forum de Davos, dont l‘analyse est fondée sur les « impressions » des dirigeants de grandes entreprises (ce qui n’est pas très scientifique) s’apparente souvent plus à la conversation de salon qu’à l’analyse concrète de risques (et non de simples menaces lointaines) dont on évaluerait la probabilité de réalisation, la fréquence et le coût maximal.
Cette double caractéristique de ces cartographies (mélange de risques et de « menaces », de risques globaux et de risques pour la profession) les rend relativement peu utilisables pour une cartographie des risques que court l’Etat.
Il est vrai que le risque public n’est pas homogène : l’Etat régalien n’est pas exposé aux mêmes risques que l’Etat producteur de biens et de services industriels. Il est parfois difficile de démêler les vagues inquiétudes de la société (la baisse de la biodiversité) des véritables menaces ou des risques auxquels elle est exposée (évolution de la démographie/baisse de la natalité/vieillissement/diminution de la population) et, plus encore, le « point d’application » du risque. La guerre étrangère menace la France par les sanctions que l’ONU/l’Europe impose aux belligérants et non (au moins dans l’état actuel de notre diplomatie) par l’implication de nos forces armées. Notons que cette implication est plus fréquemment perçue comme le « risque de guerre » par l’opinion que les conséquences économiques en France de la crise internationale.
Notons aussi que les conséquences d’une crise sont grandement surestimées par les médias. On relève le risque « d’effondrement » du système hospitalier lors du pic de la pandémie en 2020, mais on considère comme tabou de relever la part, dans ce risque « d’effondrement », de la désorganisation du système de santé et le caractère calamiteux de la gestion du personnel. La tentative de créer un syndrome de disette alimentaire en France, en utilisant le prix spot du blé, est plus proche encore de l’exploitation de « fake news », au moins pour l’Europe à 28 qui compte 3 pays exportateurs de blé (y compris hors Europe) et un exportateur de maïs et d’orge En revanche,la question du coût de l’alimentation animale reste évidemment grave, surtout pour la filière avicole en France.
L’approche des cartographies existantes, en générale dressées par des organisations professionnelles qui relèvent les risques en tant qu’ils sont ressentis par les adhérents de ces associations, est peu adaptée à une réflexion sur la cartographie des risques de l’Etat. Le risque de guerre extérieure (en Arménie par exemple) n’est pas appréhendé de la même façon par l’Etat diplomate (qui va devoir « choisir son camp ») et par le citoyen français de Vierzon, Cahors ou Chaumont qui n’imagine pas en quoi cette guerre impacte sa vie quotidienne.
Compte tenu de ces caractéristiques complexes, nous devons examiner les « cartographies » de risques publiées par les divers acteurs professionnels en établissant une nomenclature d’analyse des « risques » qu’ils étudient.
1. Les considérations générales sont les moins pertinentes pour le Risk Management. On note : l’ « ubérisation de la société », « l’impérialisme économique » (et le retour de politiques publiques en matière industrielle par exemple), le protectionnisme et la « crise du multilatéralisme », la « polarisation de la société », le changement d’attitude des consommateurs, le « populisme », l’urbanisation et le développement des machines autonomes, l’économie du partage (« sharing economy »), les inégalités socio-économiques. Ces termes sont tirés des listes de France-Assureurs et du CRO Forum. Le Rapport du World Economic Forum (Davos) évoque de même « l’érosion de la cohésion sociale », les « inégalités dans l’accès et le développement digital », les crises du « livelihood » (crise sociale ?) et « l’instabilité géographique ». AXA reprend aussi le thème de l’instabilité géopolitique. La grande majorité de ces termes se réfèrent à des évolutions de la société qui sont inéluctables (ou quasi) et manifestent seulement que la société, les comportements des consommateurs, l’attitude des Etats après l’échec de la « mondialisation heureuse » ont changé (et continuent de changer) par rapport à la période antérieure. Il n’y a pas d’aléa. Il s’agit de données de l’activité sociale et économique auxquelles les entreprises (et les Etats) doivent adapter leurs stratégies (ou leurs politiques). De même, on pourrait soutenir que certains de ces thèmes sont éternels. Le 19ème siècle, à travers nos meilleurs auteurs (Balzac, Zola), a déploré l’érosion de la cohésion sociale. Il est désormais classique d’évoquer la « polarisation » de la vie politique (notamment depuis l’irruption de Donald Trump dans la vie politique américaine), voire les menaces sur la démocratie, en général liées au développement de mouvements politiques de « droite extrême » un peu partout en Europe, et à l’attitude de la Chine, de l’Inde et de la Russie sur les questions des Droits de l’homme. Ces évolutions sont récentes mais font écho à des situations passées où les Partis communistes en France et en Italie recueillaient plus d’un tiers des suffrages en affirmant une ligne révolutionnaire. Les « Gilets jaunes », suivant les « Bonnets rouges » et, dans un passif plus ancien, le « poujadisme » sont des manifestations récurrentes de mécontentement, souvent à base fiscale. En d’autres termes , ces menaces sur l’équilibre social sont de toute éternité , et ne sont pas un risque nouveau pour l’Etat : elles font partie de l’évolution des sociétés.
2. Ces organismes proposent néanmoins des listes de risques authentiques qui sont encourus par la société et qui, de ce fait, impactent la position de l’Etat, qu’il les assume et les gère en direct, ou cherche à les transférer aux marchés.
2.1. Tous soulignent l’importance du « changement climatique » sous diverses formes, sans toujours identifier les risques effectivement probables ou possibles pour les sociétés. La « transition écologique » touche les investissements industriels et leur financement. La pollution (CRO forum) touche les citoyens de presque tous les pays. Les événements climatiques extrêmes et les probabilités d’accroissement de leur fréquence et de leur intensité sont évidemment une responsabilité pour l’Etat et la sphère publique, quitte à en transférer la gestion à des tiers (assureurs ou marchés financiers). Le risque d’impact sur la disponibilité de l’eau et des produits alimentaires (CRO) en est une conséquence. Davos y ajoute, et classe en tête, le risque d’échec de l’action de lutte contre le changement climatique et les « dommages à l’environnement d’origine humaine » (sans doute les accidents technologiques et les « marées noires »). Curieusement, les organisations ne traitent pas séparément des questions d’approvisionnement énergétique, pourtant récurrentes (chocs pétroliers, « question nucléaire », dépendance énergétique à l’égard d’un petit nombre de fournisseurs). Or, les choix de mix énergétiques, depuis plus de dix ans, sont faits sur la base de la lutte contre le réchauffement climatique. Le CRO Forum traite seulement du risque de blackout énergétique.
Tous les organismes soulignent l’importance de la biodiversité. AXA, en particulier, dans son analyse de l’attitude des jeunes générations. Mais s’agit-il d’une « menace » générale ou d’un risque réel ? Et, dans ce cas, quels sont les impacts de sa réalisation (partielle) sur les sociétés ? Pour l’instant, le sujet de la protection de la biodiversité n’est majeur que pour le secteur agricole : moindre productivité, retour au cloisonnement des surfaces, néonicotinoïdes, politique phytosanitaire et OGM sont les sujets qui interpellent les politiques publiques. Le thème de la « biodiversité » sert sans doute de prétexte aux démarches anti-productivistes de l’écologie politique à l’égard de l’agriculture..
Enfin, le CRO Forum fait allusion aux « climate tipping points », seuils d’irréversibilité de certaines évolutions climatiques, mais ce sont plutôt des indicateurs de la performance des politiques publiques de lutte contre le réchauffement climatique. Le risque de litiges environnementaux est certain pour les entreprises, mais l’Etat (voir « l’affaire du siècle ») pourrait en être victime : mise en cause de sa responsabilité pour n’avoir pas réussi à atteindre ses objectifs en matière de réduction des émissions de CO². On rejoint ainsi le risque d’atteindre les « tipping points ».
2.2. Les risques économiques font consensus. Il suffit d’en faire la liste : l’accroissement du risque systémique financier, les risques de « bulles » spéculatives sur les marchés de titres, la politique monétaire (et budgétaire), les crises de la dette publique (et le risque d’insolvabilité de la dette privée croissant avec l’importance du « leverage »). Si certains évoquent la déflation, ces organismes n’envisageaient pas le retour de l’inflation et le risque de « stagflation », qui annulerait beaucoup d’efforts et de résultats obtenus dans la diminution du chômage, l’équilibre des comptes publics et la réorientation de l’investissement vers la transition écologique. Tous ces risques sont éminemment de la responsabilité de la sphère publique.
Quelques organismes (notamment CRO Forum) traitent du risque de volatilité accrue des marchés liés aux « investissements passifs » ou indiciaires (pro-cyclicité) et du risque d’instabilité financière liée au développement des crypto-monnaies.
2.3. Les risques sanitaires viennent au premier plan après l’épidémie de Covid. Certains soulignent les conséquences sur le plan sanitaire et budgétaire des politiques publiques de gestion de la crise. AXA développe l’idée que le risque sanitaire inclut les maladies chroniques, les « substances nocives », les opioïdes (CRO Forum), l’obésité (idem), les maladies professionnelles, les nouvelles sources de maladies (CRO Forum) [les zoonoses, le retour de la grippe aviaire, les « maladies à prion » dont l’ESB]. Le CRO Forum évoque aussi la résistance aux antibiotiques, les risques liés au génie génétique et aux « avancées médicales » (Responsabilité civile ?). Plusieurs organismes développent la croissance des risques sur la santé mentale (CRO Forum, Davos).
2.4. Les risques technologiques sont évidemment centrés sur le cyber risque, les « fake news » sur Internet et sur les réseaux sociaux. Le CRO Forum y ajoute les nanotechnologies, la diffusion des déchets plastiques et micro-plastiques. Curieusement, aucune allusion n’est faite aux risques industriels (Bhopal, AZF, Lubrizol), ni au risque nucléaire et à la gestion des déchets. En revanche, le CRO Forum traite des risques liés à l’intelligence artificielle, France Assureurs au « cloud computing », etc.
2.5. Les risques « politiques » sont les plus difficiles à appréhender.
La « géopolitique » n’est un risque que si l’Etat y implique la société. C’est le cas pour le terrorisme en France très lié à notre politique extérieure au Proche-Orient. Ce n’est pas le cas pour l’OTAN et la guerre d’Ukraine. En revanche, la question va devenir majeure avec le développement des politiques de « sanctions » internationales pour les grandes entreprises françaises et leur politique d’investissements à l’étranger. Il y a donc bien un risque « géopolitique » que peut créer la politique extérieure de la France.
Le risque « politique » peut être simplement un risque d’insolvabilité des Etats fournisseurs, d’interruption des marchés (chaînes d’approvisionnement) ou de nationalisation des filiales. Ces risques sont historiquement assurés au profit des entreprises françaises, avec ou sans soutien de l’Etat.
La croissance du protectionnisme et l’interruption des chaînes d’approvisionnement ou des marchés d’exportation est un risque de l’Etat.
Plus récemment, les risques d’approvisionnement en matériaux ou matériels stratégiques se sont révélés majeurs, alors que les divers organismes d’étude y font à peine allusion. La réalisation du risque de dépendance au gaz russe est, à cet égard, presque caricaturale. Il serait plus sérieux pour la société de disposer et de publier des listes de matériaux stratégiques : titane, palladium, nickel, lithium, ou de matériels stratégiques. Le cas des « fonderies » de micro-processeurs à Taïwan est manifestement sous-évalué, alors qu’il est connu depuis longtemps.
Il manque, le plus souvent, une analyse des risques liés aux réseaux (câbles sous-marins, satellites de communication), mais aussi aux routes aériennes (l’éruption islandaise) et navales. Quelques allusions sont faites à la piraterie, dans divers points du globe, et qui menace les stratégies d’approvisionnement des entreprises.
2.6. Le risque démographique est souligné par les Assureurs (France Assureurs). Naguère traité sous le seul aspect des migrations (qui sont des risques sérieux pour l’Etat - ou au moins pour les Etats européens), il est surprenant de constater aujourd’hui la faible reconnaissance de la crise probable des retraites par répartition, si la natalité continue de se réduire en Europe. La question dépasse les considérations actuelles sur l’âge de la retraite et les conditions de l’équilibre financier des systèmes existants. Cela rejoint les sujets liés au financement et à la gestion humaine du risque de dépendance.
Ce dernier est probablement le risque le plus important à long terme pour tous les Etats européens.
****
Comme l’ADRIMAP l’a déjà souligné, ces questions de cartographie des risques (dès lors que l’on est d’accord pour les distinguer des considérations générales et des « menaces ») ne posent pas de question majeure de recensement. Il s’agit plutôt de décrire les probabilités d’occurrence et la gravité du risque. Et, dès lors, d’affecter des priorités claires à ces sujets. A cet égard, le discours d’AXA, sur la priorité absolue donnée par les « jeunes » au thème de la biodiversité, par rapport au risque démographique, est inquiétant car révélateur d’une profonde méconnaissance par les citoyens des risques qu’affronte la société. ■
Commentaires